Dans son édition du 25 mai, Le Monde publiait deux articles sur la présence et les conséquences sanitaires potentielles des pesticides dans l’alimentation. Le premier traitait d’un rapport de l’ONG Pesticide Action Network Europe (PAN EU) ; le second rendait compte d’une étude épidémiologique pilotée par des chercheurs de l’université Harvard. Le rapport de PAN EU mettait en évidence une augmentation entre 2011 et 2019 de la fréquence de détection, sur les fruits et légumes européens, des traces des 55 pesticides « candidats à la substitution », c’est-à-dire classés comme les plus dangereux par les autorités sanitaires européennes. L’étude épidémiologique suggérait, quant à elle, à partir de données américaines, que le bénéfice sanitaire de la consommation des fruits et légumes les plus contaminés par des résidus de pesticides pouvait être annulé par la présence de simples traces de ces substances.
Le 26 mai, dans une série de tweets virulents, une journaliste de l’hebdomadaire Le Point, Géraldine Woessner, a mis en cause le sérieux et l’intégrité de ces travaux et de notre couverture, de même que celle de nombreux confrères. Les critiques de Mme Woessner ont été relayées plusieurs milliers de fois sur les réseaux sociaux, par des responsables politiques, des journalistes, des politologues, des médecins médiatiques, des syndicalistes agricoles ou des influenceurs « pro-science » et ont donné lieu à un article publié par Le Point, trois jours plus tard. Elles sont pourtant fondées sur une accumulation d’erreurs, d’omissions, d’interprétations fausses, d’affirmations trompeuses et d’accusations fantaisistes de fraude scientifique ou de collusion avec le « lobby bio ». Le Monde maintient l’ensemble de ses informations.
Les manipulations du « lobby bio » ?
Dans un premier temps, Mme Woessner assure que PAN EU est « un petit lobby rassemblant la crème du lobby bio ». Cette interprétation est fortement sujette à caution. Selon le registre de transparence de l’Union européenne, PAN EU « ne représente pas d’intérêts commerciaux ». Son budget était pour 2020, la dernière année disponible dans le registre européen, de 310 000 euros, principalement pris en charge par la Commission européenne (115 000 euros) et par diverses fondations caritatives (166 000 euros) sans liens avec le « lobby bio ». Le seul fabricant de produits bio apportant un soutien financier à PAN EU est la société Lea Nature et n’avait participé en 2020 qu’à hauteur de 10 000 euros au fonctionnement de l’ONG, soit 3,2 % de son budget.
Notre consœur juge que le rapport de l’ONG est un « modèle de manipulation », en raison d’« une méthodologie aberrante ». « Le seuil retenu est celui de la limite de détection : 0,01 mg/kg, écrit-elle. Soit : des traces infinitésimales, que nos appareils ultramodernes détectent, au point qu’on trouve des traces de pesticides interdits depuis trente ans. » Ces propos font accroire que la présence de résidus de pesticides est artificiellement accrue par l’abaissement de limite de détection au fil du temps, et que le seuil de 0,01 mg/kg n’est atteint que grâce aux technologies les plus modernes. Ces informations sont erronées. Le seuil de détection de 0,01 mg/kg était déjà choisi comme seuil de détection par défaut il y a dix-sept ans par le régulateur européen, ainsi que précisé dans le règlement 396/2005 du 23 février 2005. Il n’a pas changé au cours de la période analysée par l’ONG dans son rapport, c’est-à-dire entre 2011 et 2019.
Ainsi, prétendre qu’il s’agirait d’une limite basse des capacités de détection est erroné. Dans l’eau potable, par exemple, les seuils réglementaires de présence de ces produits sont 100 fois inférieurs (jusqu’à 300 fois inférieurs pour certaines molécules) à cette concentration, pourtant décrite par Mme Woessner comme « infinitésimale ».
Enfin, si des pesticides interdits depuis plus de trente ans sont encore détectables dans l’environnement, la faune et les humains, ce n’est généralement pas en raison de l’amélioration des technologies de détection, comme l’assure Mme Woessner, mais du fait de la persistance de certaines molécules. C’est, par exemple, le cas du lindane, de l’atrazine, des métabolites du S-métolachlore (et de nombreux autres) en France métropolitaine, ou du chlordécone aux Antilles françaises, qui mettra jusqu’à six siècles à disparaître de l’environnement, selon les estimations de l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
Limites réglementaires et effets sans seuil
Mme Woessner critique ensuite le fait que l’ONG ne s’est pas appuyée sur les dépassements de limites maximales de résidus (LMR) fixées par la réglementation, mais sur la simple détection de ces produits. Une démarche légitimée par la réglementation européenne elle-même : si les 55 pesticides recherchés ont été déclarés « candidats à la substitution » par les autorités européennes, c’est précisément qu’une part d’entre eux – en particulier les CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) et PE (perturbateurs endocriniens) – sont susceptibles d’avoir un impact sanitaire sans effet de seuil, la plus petite exposition pouvant représenter un risque. En mesurant l’augmentation de la fréquence de détection de ces 55 substances dans l’alimentation, l’ONG entend montrer que les Etats membres ont échoué à les substituer par des solutions plus sûres, comme les y engage le règlement 1107/2009.
Géraldine Woessner prétend également que le rapport de PAN EU – pour ménager les intérêts de l’agriculture bio – aurait écarté de son analyse certains pesticides pourtant « candidats à la substitution ». « Certaines substances utilisables en bio son [sic] ignorées, notamment le sulfate de cuivre, lui aussi “candidat à la substitution” », dénonce notre consœur. Cette affirmation est, là encore, fantaisiste. Les produits à base de cuivre, y compris le sulfate de cuivre, sont bel et bien inclus dans l’analyse de l’ONG (voir Annexe 1 du rapport, p. 50).
Notre consœur assure ensuite que la présence de pesticides perturbateurs endocriniens sur les fruits et légumes est relativisée par d’autres risques. « A titre de comparaison, on trouve dans l’eau du robinet, destinée à la consommation humaine, des traces de médicaments ou d’hormones œstrogéniques (legs de la consommation de pilules) à des doses trois fois plus inquiétantes (source : étude de Kuch-Ballschmiter), sans que cela soulève le moindre débat public », écrit-elle, sans donner la référence précise des travaux cités à l’appui de ses affirmations.
Ces travaux existent-ils ?
Seules deux études signées de Holger Kuch et Karlheinz Ballschmiter (université d’Ulm, en Allemagne) sont disponibles dans Scopus, la base de données de la littérature scientifique d’Elsevier. La première, publiée en 2000 dans le Fresenius Journal of Analytical Chemistry, s’intéresse au dosage de composés œstrogéniques dans les effluents de stations d’épuration. La seconde, publiée en 2001 dans la revue Environmental Science & Technology, a effectivement mesuré, dans une dizaine d’échantillons d’eau du robinet (en Allemagne), les teneurs de l’hormone de synthèse issue de la pilule contraceptive (appelée 17α-éthinylestradiol). Mais aucune de ces deux études n’effectue la moindre comparaison avec les pesticides et ne conclut, contrairement à ce que prétend Mme Woessner, que les doses d’hormones de synthèse retrouvées dans l’eau de boisson seraient « trois fois plus inquiétantes » que les taux de pesticides retrouvés sur les fruits et légumes. La conclusion citée par notre consœur est imaginaire.
Quant au taux moyen de 17α-éthinylestradiol retrouvé par les deux chercheurs dans l’eau du robinet (voir Environmental Science & Technology, 2001, vol. 35, no 15, Table 5, p. 3205), il est de 0,35 milliardième de gramme par litre (ng/l), sans préjuger de ses conséquences sanitaires et environnementales. Soit une concentration environ 28 500 fois inférieure au seuil de 0,01 mg/kg précédemment brocardé comme « infinitésimal » par Mme Woessner, lorsqu’il s’agissait de pesticides sur les fruits et légumes.
Notre consœur s’en prend ensuite à la couverture consacrée par Le Monde à une étude publiée dans la revue Environment International, suggérant que la consommation des fruits et légumes les plus contaminés n’engendre aucun bénéfice sanitaire vis-à-vis de la mortalité générale, elle ne permet pas de la diminuer. Mme Woessner juge « mensonger » le titre de notre article (« Les résidus de pesticides pourraient annuler le bénéfice sanitaire des fruits et légumes », dans sa version en ligne), assurant que l’étude « ne montre rien de tel ».
Cette affirmation est fausse. Les auteurs de l’étude en question, des chercheurs chevronnés des départements de nutrition, de santé environnementale et d’épidémiologie de l’université Harvard (Etats-Unis) écrivent eux-mêmes dans leurs conclusions que leurs résultats suggèrent que « l’exposition aux résidus de pesticides par le biais de l’alimentation pourrait annuler l’effet bénéfique de la consommation de fruits et légumes sur la mortalité » (« exposure to pesticide residues through diet may offset the beneficial effect of FV [fruits and vegetables] intake on mortality », dans le texte).
« Méthodologie foireuse » ou défaut de compréhension ?
« Rien ne va, d’ailleurs, dans cette étude », ajoute la journaliste, après en avoir travesti les conclusions. Avant de rendre compte de cette étude, Le Monde a interrogé quatre chercheurs d’organismes de recherche publics français n’ayant pas participé à ces travaux – un biochimiste, trois épidémiologistes –, tous spécialistes des liens entre nutrition et santé. Aucun n’a jugé l’étude américaine de piètre qualité ; comme toutes les études épidémiologiques, celle-ci a des limites méthodologiques, soulignées par l’épidémiologiste Julia Baudry (Inrae), citée dans l’article du Monde.
Géraldine Woessner précise : « Sa méthodologie foireuse : de questionnaires remplis par 160 000 personnes, sans contrôle, on a déduit une exposition aux pesticides selon un algorithme bancal (tel produit en général n’est pas bio) mis dans un ordinateur. » Ces accusations de négligence sont infondées. En réalité, comme ils l’explicitent dans leur étude, les auteurs ont préalablement pris soin de contrôler, sur un petit échantillon de cohorte, la validité du questionnaire rempli par les participants. Schématiquement, ils ont prélevé des échantillons biologiques sur ces personnes et ont pu vérifier que les réponses qu’elles avaient apportées au questionnaire nutritionnel correspondaient effectivement à l’exposition attendue à différents pesticides, en fonction des probabilités de présence de résidus dans tel ou tel fruit ou légume. Ces travaux de validation méthodologique ont été publiés en 2017 dans la revue Journal of Exposure Science & Environmental Epidemiology.
Quant au commentaire explicatif de Mme Woessner (« tel produit en général n’est pas bio »), il trahit une incompréhension profonde du travail réalisé par les chercheurs de Harvard, ceux-ci n’ayant à aucun moment opéré de distinction entre les produits bio et les produits conventionnels dans leur protocole. La méthodologie utilisée repose sur l’attribution d’un score estimant la probabilité de présence de résidus de pesticides sur chaque type de fruit et légume, sans tenir compte de leur mode de production.
Des insinuations de fraude scientifique sans fondement
Les scientifiques n’ont, en outre, pas « cherché à calculer une surmortalité », contrairement à ce que prétend notre consœur : ils ont simplement estimé les bénéfices sanitaires, relativement à la mortalité, de la consommation des fruits et légumes. Ces bénéfices augmentent graduellement à mesure qu’augmente la consommation des fruits et légumes les moins contaminés : la population qui en consomme le plus voit sa mortalité réduite de 36 % par rapport à celle qui en consomme le moins. En revanche, le même exercice fait sur les fruits et légumes les plus contaminés ne donne aucune différence de mortalité statistiquement significative entre ceux qui en consomment le plus et ceux qui en consomment le moins : les chercheurs suggèrent ainsi que la présence plus importante de résidus de pesticides est à même de faire disparaître le bénéfice attendu de la consommation de fruits et légumes sur la mortalité.
Pourtant, Géraldine Woessner affirme exactement l’inverse. Tableau tiré de l’étude à l’appui, elle assure que « les cas de morts par cancer sont (…) 7 % moins nombreux chez les consommateurs plus réguliers de résidus de pesticides, selon les données de l’étude ». Cette affirmation est fausse : dans le tableau qu’elle présente, le chiffre de − 7 % (libellé sous la forme d’un risque relatif de 0,93) n’est pas statistiquement significatif.
Selon ce tableau, le risque relatif de mortalité cité par Mme Woessner est en réalité assorti d’un intervalle de confiance compris entre 0,72 et 1,20, soit une variation de mortalité comprise entre − 28 % et + 20 %. La valeur de − 7 % ne peut donc être considérée comme conclusive, le « sens » de l’effet (favorable ou défavorable) demeurant sujet à caution. « On ne cite jamais comme conclusif un chiffre non statistiquement significatif, aucun scientifique ne ferait cela, explique l’épidémiologiste et nutritionniste Serge Hercberg, professeur à l’université Sorbonne Paris-Nord, ancien président du Programme national nutrition santé (PNNS). Cela relève soit d’une volonté de manipulation, soit d’une ignorance totale des méthodes et des notions de base en statistiques et en épidémiologie. »
Notre consœur du Point poursuit : « Cela n’a pas dérangé les chercheurs de Harvard, qui ont trouvé une exlication [sic] en tritutant [sic] leur modèle : “l’exposition aux résidus de pesticides par l’alimentation peut compenser les avantages liés à une faible consommation” », écrit-elle. Elle formule ainsi, en l’absence du moindre élément de preuve, de graves insinuations de fraude scientifique à l’endroit des chercheurs de Harvard, accusés d’avoir « trituré » leur modèle. Quant aux propos entre guillemets qu’elle leur attribue dans son tweet, ils ne se trouvent nulle part dans leur étude. Ils n’ont, de surcroît, aucun sens.
« Il ne suffit pas qu’un journaliste décrète qu’une étude est mauvaise pour qu’elle le soit, commente M. Hercberg. En l’occurrence, les travaux des chercheurs de Harvard ont été conduits dans les règles de l’art et publiés dans une revue scientifique internationale, après un processus exigeant de contrôle par des statisticiens, des méthodologistes, etc. C’est ainsi que fonctionne la science. »
Enfin, les travaux américains dont Le Monde a rendu compte ne sont en aucun cas les premiers à mettre en évidence ou à suggérer une association entre résidus de pesticides dans l’alimentation et risques sanitaires. Aux Etats-Unis et en Europe, des travaux épidémiologiques récents publiés dans des revues internationales ont mis en évidence des liens avec le risque de diabète de type 2, de certains cancers, des troubles du développement chez l’enfant, de l’infertilité, etc. Des associations parfois étayées par des études sur des animaux de laboratoire, ou encore des mesures de biomarqueurs de stress oxydatif.
La consommation de fruits et légumes est toutefois recommandée indépendamment de leur mode de production par le très officiel Programme national nutrition santé (PNNS), les bénéfices excédant les risques – notamment par rapport à d’autres types d’aliments (produits ultratransformés, viande, charcuteries, etc.). Mais depuis 2019, le PNNS recommande également d’aller vers plus de produits bio.
Mme Woessner accuse enfin « une presse militante et dévoyée » d’avoir mis l’étude américaine et le rapport de PAN EU à sa « une », « selon les termes, et à la demande du lobby bio ». S’agissant du Monde, une accusation grave, là encore, et dénuée de tout fondement.
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